Un coffret : "Au-dessous du volcan"

Malcom Lowry a écrit, dans les années 40, un livre très sombre et envoûtant, les douze dernières heures d’un consul anglais au Mexique, ivre, lucide et désespéré.

Dans la préface qu'il écrivait pour la première édition française du Volcan au Club du Livre, en 1948, Malcom Lowry annonçait honnêtement qu'il allait se contenter de résumer la lettre qu'il avait envoyée en date du 2 janvier 1946 à son futur éditeur Jonathan Cape pour répondre aux critiques sévères des deux premiers lecteurs de la firme anglaise. La préface, en français, fait dix pages. La lettre originelle en contient près de quarante ...
... Non seulement est-il émouvant (...) d'y voir l'auteur mobiliser toute son énergie, toutes ses ressources déjà fort entamées par l'alcool pour défendre cette somme de sa vie, mais encore cette lettre nous paraît un document exceptionnel sur l'art du roman, digne des préfaces de Henry James ou de la Correspondance de Gustave Flaubert (...).
Jacques Darras

J'ai édité 12 lithographies illustrant le livre “Au-dessous du volcan” de Malcom Lowry.
Ces lithographies sont accompagnées de compositions typographiques reprenant le texte de la lettre que Malcom Lowry écrivait en 1946 à son futur éditeur Jonathan Cape.
Le tout est regroupé dans un "coffret" cartonné.

Le tirage de ces lithographies a été effectué au musée de l’imprimerie de Nantes.
Ces illustrations ont nécessité 6 mois de travail, la technique utilisée ici en lithographie imposant un lent travail de maturation.

(cliquer sur les images pour de la haute définition - en fin d'article, le texte complet de la lettre)



















II

Retour au même jour, une année plus tôt — jour des morts 1938. La dernière journée d’Yvonne et du Consul débute à sept heures du matin par le retour d’Yvonne. Je ne vois pas de difficulté ici. Le mystérieux contrepoint dialogué que l’on entend dans le bar du Bella Vista vient de la bouche de Weber, vous comprendrez plus tard si vous faites attention, Weber le contrebandier qui a emmené Hugh en avion au Mexique et qui est lié à la “ mafia” locale — comme dit votre lecteur — et les Sinarquistas du Farolito de Parian, lesquels vont finalement abattre le Consul. La note musicale du no se puede vivir sin amar gravé à la feuille d’or sur la façade de la maison de Laruelle (d’où je vous écris ma lettre, dos appuyé contre ces mâchicoulis décadents, car si vous ne croyez pas à “mes” roues — la figure de la roue apparaît dans ce chapitre sous la forme du volant des presses de l’imprimeur — vous admettrez tout de même que la coïncidence est pour le moins étrange comme l’est aussi qu’on projette aujourd’hui dans cette ville le film qui l’était déjà il y a neuf ans, non pas Las Manos de Orlac mais La Tragédie de Mayerling) est ironiquement donnée par le serveur du bar avec son absolutamente necesario tandis que quelques affiches récurrentes du combat de boxe symbolisent le conflit entre Yvonne et le Consul. Ce chapitre a été composé avec un soin particulier et fait une sorte de lien : lui aussi est absolutamente necesario, je suis sûr que vous en seriez d’accord après une seconde lecture : c’est une entité, une unité en soi, comme le sont tous les autres chapitres ; je prétends que c’est un chapitre amusant, émouvant, et dans ses limites propres, totalement réussi. Je ne vois pas pourquoi y faire des coupures.


III.

Fait, j’en suis convaincu, meilleure impression lors d’une deuxième, voire d’une troisième lecture. Mais comme votre lecteur l’a trouvé impressionnant, je ne m’attarde pas dessus. Le flash-back en langage “précieux” qui illumine le cerveau du Consul tombé nez par terre dans la Calle Nicaragua est partie intégrante de l’exposition. J’ai rédigé ce chapitre en 1940 et l’ai terminé en 1942, bien avant que Jackson ne se soit embarqué sur son Lost Weekend. Les coupures sont possibles mais à condition de faire preuve de discernement (exemple de ce qui pourrait disparaître : “compliments du Gouvernement vénézuélien" et d’agir seul ou en conjonction avec l’auteur tout en gardant à l’esprit que le livre va bientôt plonger dans la zone occulte de l’opération mentale, sans pour autant en être troublé. La scène de l’impuissance du Consul est équilibrée par la scène avec Maria dans le dernier chapitre : les significations de l’impuissance du Consul sont pratiquement inépuisables. Le cadavre de l’homme à la tête couverte d’un chapeau que croit voir le Consul dans le jardin est l’homme du bord de la route du chapitre VIII. C’est le type d’hallucination qui se produit dans les cas aigus de D.T. (delirium tremens). Paracelse m’est garant.


IV.

Indispensable, j’estime, dans sa forme présente, particulièrement en considération de ma dernière phrase concernant le III et l’opération mentale. Dans ce chapitre se déroule une forme d’action différente. Il y a mouvement et vitesse, contraste, réserves d’ozone bienvenues. Le chapitre fournit également sympathie et compréhension quant au Mexique, ses problèmes, son peuple, du point de vue matériel. Indispensable. Si le tout début paraît un peu ridicule c’est qu’il convient de le lire comme une satire mais une deuxième lecture donne de toute façon une meilleure impression, indiscutablement meilleure. Nous est donnée, en contrepoint, la bataille perdue de l’Èbre à propos de laquelle personne n’agit, qui est une sorte de corrélat de la scène sure le bord de la route, en VIII, la victime faisant d’ailleurs ici sa première apparition à la porte de la cantina La Sepultura, cheval attaché tout près, celui-là même qui va tuer Yvonne. Les aspirations politiques de l’homme en tant qu’opposées à ses aspirations spirituelles se font jour et le sentiment de culpabilité de Hugh fait écho à celui du Consul. S’il faut des coupures, qu’elles soient faites en pensant à l’ensemble — avec génie serais-je tenté de dire — et qu’elles ne fassent pas saigner. Tout est à sa place dans ce chapitre jusqu’aux détails des chiens, des chevaux, de la rivière, de la conversation à bâtons rompus sur le cinéma local. Ce qui paraît gratuit, je le répète, fournit en fait l’ozone. Pour ma part je trouve cette chevauchée matinale dans le soleil du Mexique l’une des plus grandes réussites de mon livre, et si Hugh vous fait l’effet d’un personnage un peu vaniteux, n’oubliez pas l’importance thématique de son désir passionné de faire le bien, à la fin.


v.

Contraste avec le précédent et va dans la direction opposée, les mots initiaux faisant ironiquement écho aux dernières paroles prononcées en IV. Le livre s’enfonce désormais très vite dans les zones occultes du travail mental, très différentes de l’action normale, d’ailleurs je crois que votre lecteur a trouvé de l’intérêt à ce passage, un intérêt trop exclusif pour la personne du Consul pour pouvoir aborder le chapitre VI. Le thème capital du livre apparaît dans ce chapitre sous la forme de “Le gusta este jardin ?“ sur la pancarte. Le Consul se trompe en traduisant mais il ne faut pas toucher à ce “Ce jardin vous plaît-il ? Pourquoi est-il à vous ? Nous en chassons les destructeurs !" (Vous verrez plus tard que la traduction véritable est encore plus terrifiante.) Le jardin est celui d’Éden, dont le Consul s’entretient avec M. Quincey. C’est aussi le monde. Il a enfin tous les attributs kabbalistiques du jardin (tout cela enfoui très profondément dans le livre de sorte que si cela ne vous intéresse pas particulièrement, aucune importance ! J’aimerais bien que Hugh l’Anson Fausset, l’un de vos écrivains, dont j’admire beaucoup le travail et dont certains livres ont considérablement influencé ma formation, lise un jour le Volcan). Pour ce qui est de l’ivrogne, je m’applique ici, dans le travail en surface, j’espère que je m’y prends bien, que tout cela est comique. Parian est synonyme de mort. La fantasmagorie “précieuse“ à la fin de la première partie est indispensable. Il doit être bien clair que le Consul est victime d’un évanouissement momentané et que dans la seconde partie, l’épisode de la salle de bains, il évoque dans un semi-coma les événements concernant l’heure escamotée. La plupart de ses souvenirs sont exposition et action indirectes menant l’histoire vers la question : iront-ils à Guanajuato (vie) ou bien à Tomalin c’est-à-dire implicitement Parian (mort) ? Pour le reste on remarquera que le Consul s’identifie jusqu’à un certain point avec le petit enfant Horus dont il n’est pas besoin de dire plus; certains mystiques le tiennent pour responsable de la dernière guerre mais il me faudrait disposer d’un autre langage pour pouvoir expliquer ce que j’entends par là. Peut-être M. Fausset donnerait-il l’explication mais après tout ne nous attardons pas, le passage est très court et se lit comme un truc loufoque. Pour le reste c’est du solide D.T. (delirium tremens) tout à fait du goût de votre lecteur. J’ai écrit ce chapitre la première fois en 1937 et fini sa révision définitive en mars 1943. C’est un tout. Seule objection possible : la technique de la seconde partie, encore que je trouve que c’est une façon subtile de traiter une chose complexe. On pourrait faire des coupures çà et là mais il faudrait qu’elles soient aussi inspirées que le chapitre lui-même.


VI.

Nous voici au cœur du livre qui, plutôt que de suivre la vitesse délirante du Consul revient, au contraire, de manière surprenante quoique inévitable, si l’on y réfléchit bien, au système assez malcommode et pourtant très sain de Hugh, systole-diastole. Dans le mitan de notre vie... et voici que retentit à nouveau le thème de l’Inferno que suit cet immensément long passage en ligne droite. Ce passage dont votre lecteur prétend qu’il n’a pas beaucoup d’intérêt ni de pertinence mais dont je maintiens qu’il l’a sauté en raison même d’une vertu de mon livre, mon portrait du Consul, qui l’excitait davantage. Il faut cependant comprendre qu’ici le thème de la culpabilité, de la culpabilité humaine, prend une couleur plus significative. Hugh est peut-être un imbécile mais il représente néanmoins le type de personne capable de construire ou de détruire notre avenir : en fait il est le futur, en un sens. Il est Monsieur Tout-le-Monde, dépassant d’un cran, d’un tout petit degré la médiocrité. Et il est Monsieur Tout-le-Monde jeune. D’ailleurs ses frustrations avec la musique, la mer, son désir d’être honnête et bon, ses illusions sur son propre compte, ses triomphes, ses défaites, ses malhonnêtetés (laissez-moi vous redire encore une fois que ce chapitre est traversé d’une bonne bouffée d’ozone tellement cruciale pour le livre, une bouffée d’air marin), ses démêlés avec sa guitare sont les frustrations, triomphes, défaites, malhonnêtetés, démêlés de tout un chacun avec sa propre guitare, trait pour trait. Son désir de devenir compositeur ou musicien est désir commun de devenir poète de sa vie d’une manière ou d’une autre, consciemment ou non, de faire partie — même s’il s’agit d’une chimère — de la fraternité des hommes. Il apparaît donc ici sous les traits du type frustré dont les frustrations auraient aussi bien pu le conduire à boire lui aussi, comme le Consul (lequel est un autre poète rentré — d’ailleurs qui ne l’est pas ? — car c’est assurément quelque chose qui nous unit tous ; Consul dont l’alcoolisme ne reçoit pas d’explication étiologique satisfaisante avant le chapitre VII. “ Le monde glacial n’en saura jamais rien. “). Hugh pense qu’il s’est trahi lui-même en trahissant son frère et qu’il a également trahi la fraternité des hommes en étant jadis antisémite. Mais quand au milieu du chapitre, qui est aussi le milieu du livre, ses pensées sont interrompues par l’appel au secours de Geoffrey, il me semble que passe alors, de façon perceptible à la relecture, un frisson d’intensité différente de celle que l’on ressent à la lecture d’ouvrages comme “ William Wilson” ou autres histoires de doppelganger. Hugh et le Consul ne font qu’un seul homme mais dans le cadre d’un livre n’obéissant pas aux lois des autres livres et créant les siennes propres en allant. J’ai d’ailleurs des raisons de penser que cette longue ligne droite est extrêmement comique et fera rire tout haut les lecteurs. Passons maintenant à l’absurdité encore plus grande mais néanmoins plus désespérément grave de la scène du rasage. Hugh fait la toilette du mort — d’ailleurs je n’arrive pas à croire que le passage ne soit pas désopilant tout compte fait. Nous est ensuite montrée la chambre de Geoffrey avec la gravure représentant le vieux bateau Samaritan (retour discret du thème de l’homme sur le bord de la route en VIII), bateau sur lequel a déjà été mentionné en I qu’il a commis ou croit avoir commis ou en tout cas a été reconnu partiellement responsable d’avoir commis un crime sur la personne de certains officiers d’un sous-marin allemand —symbolisant tous les crimes que nous avons naguère pu commettre contre ce hideux rejeton de l’Europe dont l’énergie pour le mal et la destruction entre pour une telle part dans notre progrès, l’Allemagne. C’est là qu’il montre à Hugh ses livres d’alchimie et que nous nous retrouvons dans une situation de farce apparemment, les preuves du fondement magique de l’univers étant étalées devant nos yeux. Mais vous ne croyez pas que l’univers ait un fondement magique, n’est-ce pas, surtout quand la bataille de l’Èbre fait rage ou que des bombes s’abattent sur Bedford Square? Peut-être que moi non plus d’ailleurs ! Le fait est pourtant qu’Hitler, lui, y croyait. Or, Hitler en tant que pseudo-magicien noir, sort du même tiroir que ce héros de Parsifal qu’il admirait tellement et qui connut un sort identiquement inévitable, Amfortas. Vous pouvez tres bien ne pas ajouter foi à ce que m’a dit un général britannique, savoir que la raison véritable de l’anéantissement des juifs polonais par Hitler fut qu’il voulait les empêcher de faire usage de leur savoir kabbalistique contre lui, mais laissez-moi au moins présenter mon argument sur un plan poétique, je vous le redis, étant donné que je le place sur un plan très secret du livre et qu’il n’a de toute manière aucune incidence sur le chapitre. Saturne habite au 63, Baphomet est son voisin, ne venez pas me dire que je ne vous l’aurai pas dit !
Le reste du chapitre, sans doute trop long, emmène Hugh, le Consul et Yvonne qui ont fait en route la rencontre de Lamelle (rencontre spectaculaire, non?) à la maison de ce dernier, là même d’où je vous écris en ce moment. Quant à la carte postale reçue par le Consul et à lui remise par le même petit facteur à barbiche pointue que celui qui, la veille du nouvel an, m’a remis votre missive retardée, elle a été postée environ un an plus tôt, en 1937, peu de temps après le départ ou la répudiation d’Yvonne (à la suite de son aventure avec Lamelle et sans doute aussi parce que le Consul voulait boire tranquillement dans son coin) et d’ailleurs le ton de cette carte laisse à penser que c’était une affaire classée dans l’esprit du seul Consul mais qu’en fait ils n’avaient pas cessé de s’aimer, avaient tout simplement eu une querelle d’amoureux et que, en dépit de M. Lamelle, tout cela n’était pas très inévitable. Le chapitre se termine sur une chute, un peu comme à la fin d’un morceau de guitare d’Ed Lang ou peut-être bien de Hugh lui-même (les parenthèses pourraient d’ailleurs être comparées aux barres d’une partition) — le thème du chemin de Dante réapparaissant toutefois bizarrement quoique logiquement avant de s’évanouir à l’horizon.
Une deuxième lecture de ce chapitre, j’en suis convaincu, fera mieux apparaître sa pertinence et son humour considérables. C’est toutefois un morceau de choix pour le bistouri du chimrgien, indubitablement. La partie médiane de la scène du rasage a été composée en 1937, tout comme la fin, laquelle constituait alors le chapitre dans son entier. La nouvelle version date de 1943 mais ie n’en avais oas totalement fini la
auxquelles je me livrai plus tard, la même année, comprenaient le travail que j’avais pu faire depuis cet incendie où avaient disparu plusieurs pages dudit chapitre ainsi que des notes relatives aux coupures àapporter et il se pourrait fort bien que le travail fût un peu incertain ou forcé, ici ou là. C’est le premier point sur lequel je me sente prêt àm’accorder avec les objections de votre lecteur, dans une certaine mesure. Il y a peut-être des fautes de goût çà et là mais je crois qu’une relecture attentive s’impose — j’insiste une fois encore, dans la perspective de la forme et de l’intention déjà indiquée et en gardant à l’esprit que le style journalistique de la première partie vise à représenter Hugh lui-même. Bref je serais prêt à accepter des coupures “ sanglantes” de la part de votre chirurgien s’il me disait : “Cela donnera plus d’efficacité au livre” et s’il avait toujours présente à l’esprit une vision d’ensemble. Si une opération majeure par un chirurgien bien intentionné doit sauver la vie du patient, alors d’accord, mais j’ai beau vivre au Mexique, pas question de lui donner un coup de main pour l’aider à trancher dans le vif du coeur ! (Et puis quand le patient meurt, m’a dit l’infirmière à la fin de l’autopsie, “on remet le coeur en place tant bien que mal ! “)


VII.

Nous voici au chapitre VII, chiffre fatidique, magique, bon-mauvais, ou scène sur la tour, la tour d’où je vous écris ma lettre. Coïncidence pure et simple : j’ai emménagé dans cette tour le 7 janvier — je vivais au même endroit mais dans un appartement en bas, au rez-de-chaussée, quand votre lettre m’est parvenue. Ma maison a brûlé un 7 juin. Quand j’y suis revenu quelqu’un avait fort mystérieusement marqué au fer rouge le chiffre 7 sur un arbre calciné; pourquoi ne suis-je pas philosophe? La philosophie se meurt depuis l’époque de Duns Scot, quoiqu’elle survive souterrainement aux mains des charlatans. Boehme m’appuierait quand je parle de la passion de l’ordre jusque dans les plus petits détails de l’existence dans l’univers : 7 est aussi le chiffre marqué sur le cheval qui tuera Yvonne, 7 l’heure à laquelle meurt le Consul — ce chapitre me paraît clair dans ses intentions, c’est d’ailleurs un chapitre qui me semble avoir l’approbation de votre lecteur et est l’un des meilleurs du livre. Je l’ai écrit une première fois en 1936, réécrit en 1937, 1940, 1941, 1943 puis finalement en 1944. Des ressemblances avec The Lost Weekend me paraissent ici évidentes. L’une d’entre elles datait de bien avant la parution de Lost Weekend : ie l’ai fait dispar4ître le coeur gros mais, imprégné de l'esprit de compétition, décidai alors d'ajouter quelque chose à ma scène du téléphone pour battre l’autre sur son terrain. Ça m’embêtait vraiment car comme je viens de le dire, ma scène du téléphone en III et la scène que j’ai dû revoir avaient été composées bien avant la parution du livre de Jackson. Vers la fin apparaît une autre similitude, quand le Consul ne prend pas le verre placé devant lui, scène à laquelle il convient cependant de ne pas toucher. De toute façon elle était déjà composée en 1937. Dans la conversation entre le Consul et Laruelle, au milieu du chapitre, je me suis permis un peu de mépris de la part du Consul pour cette croyance que le D.T. est la fin de tout. Je vous serai reconnaissant de me rendre cette justice d’avoir commencé là où Jackson s’arrêtait. Si des coupures doivent être faites dans ce chapitre, encore une fois, qu’elles le soient par quelqu’un à même d’apprécier le chapitre dans son intégralité jusqu’au moindre détail, tel ce passage sur Sa maritana mia, et que la perspective d’ensemble soit toujours gardée en vue. Épaisseurs de sens, références obliques, cartes tombées du paquet de tarot fourmillent également dans ce chapitre, sans compter deux ou trois échos de politique et de mysticisme çà et là mais je ne m’attarderai pas car y figure par-dessus tout mon attention à l’histoire. Le cavalier déjà apparu en IV et que l’on retrouvera sur le bord de la route est vu en train d’escalader la colline. Son cheval, qui porte le chiffre 7, est le cheval qui tuera Yvonne. Ce chapitre représente sans doute la dernière chance pour le Consul et si le livre a été lu attentivement, un sentiment de fatalité doit commencer à s’être installé à ce stade. Es inevitable la muerte del Papa est sans doute un anachronisme mais qui à mon avis doit rester car cela me parait une bonne conclusion.
(Notes concernant la couleur locale étalée à la pelle : ce chapitre constitue un bon exemple. Les moindres détails y ont une valeur instrumentale. Le fou qui lance sans arrêt et à propos de rien son pneu de bicyclette devant lui, l’homme coincé à mi-hauteur de son mât de cocagne tout glissant, sont autant de projections du Consul et de la futilité de son existence tout en étant choses vraies parce que vues là où je suis. La vie est une forêt de symboles, dit Baudelaire, mais je n’accepte pas qu’on prétende qu’ici l’arbre cache la forêt.)


VIII.

Le livre fait pour ainsi dire marche arrière dans ce chapitre ou plus exactement commence à descendre la pente sans vouloir signifier qu’il se détériore. Dans la descente (premier mot) vers l’abîme. Je crois que c’est un des meilleurs chapitres. De la part du lecteur il mérite une lecture sérieuse. L’homme en train de mourir sur le bord de la route près de son cheval qui porte le chiffre 7 est bien évidemment le type assis devant la pulqueria en IV, aperçu en train de chanter en VII, où le Consul s’identifie avec lui. Il est de toute évidence l’humanité, l’humanité mourante — à l’époque de la bataille de l’Èbre ou aujourd’hui, en Europe, où nous n’agissons pas et où, si nous le voulions, nous nous trouvons dans une position telle que nous ne le pourrions plus, pouvons seulement parler en attendant que l’autre meure — d’un autre côté c’est aussi le Consul. Je prétends que le chapitre avance à bonne allure, laisse apparaître les significations à mesure, sans trop insister. Je trouve le sens évident et ce presque intentionnellement, un peu comme dans une bande dessinée, simple aussi, comme du journalisme, toujours très sciemment d’ailleurs car la scène est vue par les yeux de Hugh. L’action majeure se déroule très normalement. La signification politique locale est très claire pour quiconque connaît le Mexique. La signification politique et religieuse plus large ne peut pas ne pas être évidente. C’est le premier chapitre à avoir été écrit : l’incident du bord de la route, inspiré par une expérience personnelle a constitué le point de départ du livre, Sans doute qu’à ce stade un “bel esprit” de l’acabit de votre lecteur aurait envie de me dire que je ferais mieux de réduire mon livre à la taille de cet embryon initial pour pouvoir le faire publier dans la sélection des Meilleures Nouvelles de l’année 1946 d’O’Brien, avec un peu de chance, au lieu d’en faire un roman. À quoi je répondrai par l’exemple de Beethoven, lequel avait lui aussi plutôt tendance à s’étaler, me semble-t-il, bien que ses thèmes soient généralement si simples qu’on pourrait les jouer rien qu’en laissant rouler une orange sur les touches noires du clavier. Le chapitre est plus pertinent aujourd’hui qu’il ne l’était en 1936 : les supplétifs alors n’existaient pas (je les ai inventés en 1941), aujourd’hui ils existent : en fait l’un d’eux vit dans un appartement, en bas, au rez-de-chaussée. Pas question de laisser faire de coupures ici ! Ou sinon, suivant les réserves déjà faites précédemment. Quant aux xopilotes, les vautours, dois-je préciser que ce ne sont pas des oiseaux de bande dessinée mais d’authentiques oiseaux de ces contrées — tiens, à l’instant, j’en vois un qui me regarde d’un oeil pas trop sympathique comme je vous écris. Ils traversent le livre entier de leurs vols et deviennent des archétypes en XI, volaille de Prométhée. Naguère considérés par les ornithologues comme les premiers oiseaux apparus, il me semble aussi vraisemblable qu’ils seront les derniers.

IX

Chapitre originellement écrit en 1937 et alors vu par les yeux de Hugh, puis réécrit ensuite vu par les yeux du Consul et enfin, aujourd’hui — pour une raison d’équilibre assez compréhensible quand on y réfléchit — vu par les yeux d’Yvonne. J’aurais d’ailleurs pu tout aussi bien l’écrire vu par les yeux du taureau mais la lecture à haute voix fait bon effet et je trouve que c’est une réussite colorée fournissant, musicalement parlant, un excellent contraste à VIII et X. Des lecteurs n’aimeront peut-être pas les flash-back — certains les trouvent bons, d’autres y décèlent un essai tardif et factice de tracer des portraits — mais le lectorat féminin pourrait fort bien se montrer favorable. Les flash-back ne valent d’ailleurs pas ici en eux-mêmes ni spécialement pour les personnages, lesquels, je le répète, sont pour moi comme pour Aristote le cadet de mes soucis puisque pour commencer, il n’y a pas de place pour eux. (N’est-ce pas l’un de vos écrivains, un écrivain admirable d’ailleurs, Sean O’Faolain, qui m’a fait entrer dans la tête cette idée sur l’importance toute relative des personnages? Comme lui-même est un merveilleux créateur de personnages, ses paroles ont beaucoup compté pour moi. Laerte et Hamlet, se demande-t-il, ne finissent-ils pas par être un seul et même personnage? Le roman ferait bien de se réformer, poursuit-il, en s’inspirant de son héritage tragique eschylien. Pour mille auteurs capables de vous dessiner un personnage, un seul vous dira des choses nouvelles sur les flammes de l’enfer ! Et moi je viens vous dire des choses nouvelles sur les flammes de l’enfer. Je vois les pièges — n’est-ce pas une façon commode d’éviter le travail, une invitation à jouer sur les mots, à concevoir de pesantes fantasmagories des chefs-d’oeuvre mineurs et subjectifs qui s’avèrent à l’examen ne pas même constituer des documents crédibles mais, à l’image de mon propre Ultramarine, donnent l’apparence d’avoir été traduits du lituanien originel à l’aide d’un moulin à vent? Oui mais n’avons-nous pas eu, au temps d’Élisabeth, des oeuvres poétiques passionnées écrites sur des sujets qui toujours auront pour nous de la signification au lieu de banals et stupides exercices de style usant du point et virgule? C’est en ce sens que je m’efforce de remédier à un manque, de frapper un grand coup, de déclencher une salve dans votre intérêt, oserai-je dire, en direction, schématiquement parlant, de la Renaissance. La balle me traversera sans doute le cerveau, dans l’opération, mais ceci est une autre histoire. Qui sait d’ailleurs si la Renaissance ne serait pas déjà en pleine floraison, encore que si cela est vrai je n’en ai rien appris au Canada!) Non, le point important de ce chapitre, c’est l’Espoir avec une capitale, car c’est la note qu’il convient de faire entendre pour souligner la chute ultérieure. Je sais que la capacité de suspension de son jugement est énorme chez le lecteur intelligent. Pourtant je n’ai pas voulu qu’il éprouve ce sentiment d’espoir d’une façon conventionnelle, quoiqu’il le puisse également, si ça lui chante. J’ai cherché à ce que le sentiment d’espoir per se transcende l’intérêt que l’on prend aux personnages. Puisque les personnages sont en un sens des “ choses” ainsi que le dit ce philosophe français de l’homme absurde ou puisque vous savez pertinemment qu’ils sont fichus, même si vous croyez en eux, il faut que cet espoir soit plutôt un espoir transcendant universel. D’ailleurs le roman vacille, pour ainsi dire, entre passé et avenir — entre désespoir (passé) et espoir — d’où les flash-back (certains pourraient certainement être raccourcis mais je ne me sens pas capable de le faire moi-même). Le Consul va-t-il de nouveau aller de l’avant et renaître comme il aurait fait en se rendant à Guanajuato — a-t-il, du moins en surface, une chance de renaissance? — ou bien va-t-il retomber dans la dégénérescence (Pariân) et l’extinction? Il y a en lui un aspect Monsieur Tout-le-Monde (Yvonne étant pour ainsi dire la femme éternelle, à l’image de Kundry dans Parsifal, ange ou démon, ou bien les deux). L’autre aspect de Monsieur Tout-le-Monde est bien évidemment Hugh qui passe son temps à vouloir absurdement dompter le taureau : c’est-à-dire que par volonté sciemment absurde — le livre tout entier peut faire l’effet d’une sorte de farce grotesque et absurde à l’image du monde —il conquiert les forces animales de la Nature que le Consul va libérer un peu plus tard. Les divers courants thématiques du livre commencent ici à se rejoindre. La fin du chapitre avec l’image de l’Indien emportant son propre père sur son dos est une nouvelle version universalisée du thème de l’humanité continuant son combat sous le poids tragique et éternel du passé. Mais c’est également Freud (l’homme portant le fardeau psychologique éternel de son père), Sophocle, OEdipe, la liste n’est pas close, Consul et Indien se voyant une nouvelle fois liés.
Si des coupures sont à faire, ces détails et le fait que le chapitre constitue en soi une unité devront être pris en considération. Dans sa forme actuelle le chapitre a été achevé en 1944.


x.
D’abord écrit en 36-37 puis réécrit à diverses périodes jusqu’en 1943, la version définitive date de l’été et de l’automne 1944, après l’incendie, et je suis prêt à parier que ce chapitre est un candidat tout désigné au couteau du chirurgien. Rien de ce que j'ai écrit après l'incendie, mis à part la majeure partie de XI, n’a tout à fait l’intégrité de ce que j’ai écrit avant, mais ce chapitre a beau paraître totalement interminable jusqu’au point de l’insupportable, sa lecture à haute voix le fera apparaître vraiment inspiré, l’un des meilleurs de l’ensemble. Le thème du train àl’ouverture, est lié aux pulsions de mort freudiennes ainsi qu’au “ Pour un mort, c’est l’envoi par express ! “ du début du Il et je crois qu’à sa manière morbide c’est très excitant. Le passage suivant concernant la “Vierge pour ceux qui n’ont personne avec “ se rattache à l’ouverture du chapitre I et a été écrit avant, tout comme l’épisode humoristique du menu. Je suis cependant prêt à accepter le bien-fondé des critiques portant sur la longueur du dépliant historique de Tlaxcala : j’ai été incapable de résister. J’ai coupé plusieurs fois, sacrifiant même deux éléments intéressants, à savoir que Tlaxcala est sans doute la seule capitale au monde où soit toujours en usage la magie noire, et que c’est aussi la ville du monde où il est le plus facile de divorcer. Mais j’ai dû à un moment cesser mes coupures. Je trouvais que c’était dommage car la constante allusion au style chargé (churrigueresque) me semblait une façon qu’avait le livre de faire sa propre parodie. Cet épisode du dépliant de Tlaxcala produit une impression tout à fait autre lorsque lu avec les yeux seuls, comme ce sera (je l’espère) le cas; d’où alors une accélération possible. D’ailleurs, originellement, j’avais imaginé, pour le profit de la vitesse, d’expérimenter avec la typographie, d’utiliser parfois un corps gras pour les titres et conjointement une cursive ou un corps quatre pour le reste et ainsi de suite, me fiant à l’intérêt du lecteur ou à l’état de délire du Consul, car une systématisation pourrait s’avérer très efficace, encore que je ne sache pas si cela vous plairait beaucoup ou si ce ne serait pas aller trop loin à votre sens. En tout cas je trouve ce chapitre plein d’explosions et d’évocations étranges ayant leur mérite propre, même si on ne les suit pas attentivement. C’est un peu comme avec Harpo dont on ne comprend pas toujours le sens de ce qu’il dit mais dont les sonorités qu’il emploie sont extrêmement comiques. Que par exemple la Pulqueria, qui est une sorte de pub mexicain, soit aussi le nom de la mère de Raskolnikov, ne doit pas être pris trop au sérieux, mais tout l’épisode de Tlaxcala est profondément sérieux. Tlaxcala, comme Pariân, signifie la mort. Les Tlaxcaltèques furent les traîtres du Mexique et c’est à ce stade que le Consul libère en lui les forces qui vont le trahir, qui l’ont définitivement trahi. Le plan fantasmagorique d’ensemble me paraît juste. Le dialogue évoque ici le thème de la guerre, très naturellement lié à l’autodestruction du Consul. Ce chapitre a été terminé environ un an avant l’apparition de la bombe atomique. etc. Mais il se trouve que l'homme court aujourd'hui le danger d'être dans la position du magicien noir d’antan faisant soudain la découverte qu’il a tous les éléments de l’univers contre lui. Faisons pour le moins crédit au Consul de nous en dire autant dans ce passage un peu fou où il décline les noms des éléments, uranium, plutonium, etc. Évidemment, l’intérêt prophétique est parti mais ne me dites quand même pas que ça date ! C’est un passage thématique si l’on y réfléchit bien. À la fin du chapitre, les volcans, qui n’ont pas cessé de se rapprocher, sont utilisés comme symboles de la guerre imminente. L’apparence chaotique de ce chapitre ne doit pas masquer qu’il a été composé soigneusement, chaque mot bénéficiant d’une attention particulière. C’est aussi une entité en soi qui ne devrait subir de coupures qu’autant qu’on sera conscient de son entité et de sa place dans le roman. Bien que je laisse à entendre que je le trouve dramatiquement bon, lu sous un certain jour, c’est tout de même pour ce chapitre, et pour le chapitre VI, que je suis prêt à accepter des coupures, s’il le faut, pour peu qu’elles le rendent plus fort, plus spectaculaire.

XII.

La première version de ce chapitre a été écrite au commencement de 1937. Je trouve que c’est tout compte fait le meilleur chapitre de l’ensemble. J’y ai à peine touché depuis 1940 bien que j’y aie apporté de légères modifications en 1942, substituant à un passage de moindre qualité le passage : “ Ah ! comme les gémissements de l’amour ressemblent aux gémissements de la mort “, et ce en 1944. Je trouve aussi qu’il mérite d’être relu attentivement. Qu’il est non seulement injuste mais tout simplement ridicule de dire qu’on y retrouve The Lost Weekend. En tout cas, ne serajt-ce que sur un plan superficiel, je sais qu’il va plus loin que l’autre livre en termes de souffrance humaine et que, tout comme l’autre livre, il sert à élargir notre connaissance de l’enfer. En fait le sentiment qu’on est censé retirer de ce chapitre est un sentiment biblique. Est-ce que le bonhomme n’a pas suffisamment souffert? C’est pourtant la fln, non? Eh bien non ! Apparemment cela ne fait juste que commencer ! Tous les courants du livre, politique, ésotérique, tragique, comique, religieux, etc., sont ici réunis. Au Farolito nous voici au coeur de cette confusion des langues prophétisée par la Bible. Pariân, je l’ai dit, représente depuis le début la mort mais je voudrais que le lecteur comprenne que c’est bien pis encore. Ce chapitre est la Tour de l’Est, le chapitre I étant celle de l’Ouest, aux deux extrémités de ma cathédrale mexicaine churrigueresque et toutes les gargouilles de la première tour sont reproduites en fonction de cette symétrie. Tandis que les cloches plaintives de l’une font écho aux cloches plaintives de l’autre et que les lettres désespérées d’Yvonne que le Consul retrouve finalement répondent à la lettre désespérée du Consul que lit M. Laruelle au chapitre I, exactement un an plus tard. Vous n’avez sans doute pas trouvé grand-chose à redire à ce chapitre mais il s’améliorera considérablement quand vous aurez pris en compte l’ensemble. Ce cheval quelque peu ridicule que libère le Consul et qui s’en va tuer Yvonne est bien évidemment la force destructrice dont nous avons parlé plus de quinze fois déjà dans cette lettre et qui a commencé a être mentionnée en I mais que son absorption finale par les puissances du mal libère. En VII on a déjà pu noter sur un ton à demi humoristique une esquisse prémonitoire de l’action de cette bête, faisant suite à une citation de Goethe, au moment où Laruelle et le Consul se voient dépasser par le cavalier leur faisant un signe de la main et s’en allant chanson aux lèvres. Il y a aussi dans ce chapitre des passages d’humour qui sont nécessaires parce que nous sommes d’abord censés croire puis ne plus croire et croire à nouveau, l’humour faisant une sorte de passerelle entre le naturaliste et le transcendantal avant de reconduire au naturaliste tout en restant accordé, ce me semble, à la réalité spéciale créée par le chapitre même. Je suis si extraordinairement fier de ce chapitre que vous serez surpris si je dis que je n’exclus pas que des coupes puissent y être apportées çà et là, bien que le tempo plutôt plat du début me paraisse essentiel. Je ne pense pas que l’effet final du chapitre doive être déprimant : on peut y trouver de la catharsis, j’en suis persuadé, cependant que ce pauvre cher Consul obtient même un soupçon de rédemption en comprenant qu’il fait somme toute partie du genre humain. En vérité, ainsi que j’ai déjà dit, le sens définitif et profond que son destin recèle est à chercher aussi dans sa relation universelle avec le destin de l’humanité.

Ce jardin vous plaît-il ?

Pourquoi est-il à vous ?

Nous en chassons les destructeurs !