L'édition sans éditeur de André Schiffrin



L'édition sans éditeurs
André Schiffrin

La fabrique éditions 1999




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Nous verrons que les maisons indépendantes en Amérique étaient capable non seulement de publier une grande variété de titres, mais aussi de les vendre en quantité souvent plus importantes, à populations égales, que les best sellers d'aujourd'hui. Le système formé par es petites maisons d'édition et les librairies indépendantes était très performant et permettait d'atteindre un large public. Les changements de ces dernières années ne sont pas justifiés par la recherche d'une meilleure efficacité. Ce qui les a provoqués, c'est le changement de propriétaires et de finalité.

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On trouvait aussi au catalogue Martin Eden, un classique "rouge" (radical) de Jack London, introuvable aujourd'hui, ou bien Coming of age in Samoa de Margaret Mead ou encore Sweden, The Middle Way de Marquis Child et bien des titres de même niveau.
C'étaient des livres en version brochée qui coûtaient 25 à 35 cents, et on pouvait les acheter partout chez les marchands de journaux et dans les drugstores. En tenant compte de l'inflation ils coûteraient aujourd'hui 2,5 à 3,5 dollars. On estimait qu'un livre devait coûter à peu près le prix d'un paquet de cigarettes. L'un des plus cher que nous ayons publiés était Lonigan Trilogy de Studs Lonigan, livre si épais que nous avions dû monter le prix à 50 cents. L'équipe commerciale avait décidé que son dos devait être divisé en deux bandes pour montrer clairement qu'il s'agissait de l'équivalent de deux livres de sorte que l'acheteur ne se sente pas floué.
Il est vrai que les couvertures de ces livres brochés étaient uniformément sinistres. Sans lire le titre on ne pouvait pas distinguer un Mickey Spillane d'un Faulkner. Mais il y avait un réel effort pour apporter à un large public ce qui pouvait se publier de meilleur. Même si on présentait Faulkner sur tous les ses livres comme l'auteur de Sanctuaire (sans doute le seul livre osé sur lequel les adolescents avaient une chance de mettre la main), l'intégralité de son œuvre était au catalogue.

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Mais malgré cette adhésion à la ligne du parti, le Left Book Club mettait à la disposition d'un vaste public une phénoménale quantité de travaux et d'études importantes. Sous leur marque parurent les livres d'Edgar Snow sur la révolution chinoise et les principaux textes analysant la montée du nazisme et l'imminence du conflit en Europe. Ces livres qui se vendaient par dizaines de milliers d'exemplaires, à des prix comparables à ceux de Penguin, ont contribué à créer une opinion publique de gauche extrêmement bien informée. Il est intéressant de noter que les livres du même type publiés aujourd'hui sortent de presses universitaires avec des tirages minuscules et des prix prohibitifs, sous le prétexte qu'il n'y a pas de public pour ce genre d 'ouvrages. Pourtant cette expérience des années trente, évidemment appuyée sur un autre contexte politique, montre qu'il a été possible de trouver alors une grande masse de lecteurs pour des livres exigeants, sur des sujets qui devaient souvent paraître très éloignés des préoccupations quotidiennes de la plupart des anglais.

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Un très beau participe passé : "L'article était truffé de références à des conversations qu'il avait eues à Pékin..."

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C'est ainsi que Vogue changea sa formule traditionnelle, cessa d'être un magazine de mode élitiste pour s'adresser à un public plus large. En soi, ce changement ne chagrinait pas grand monde. Mais ce qui était nettement plus grave, c'était les transformations dont le but était d'accroître les recettes publicitaires. La maquette fut modifiée de façon à faire disparaître la frontière entre le rédactionnel et publicité, si bien qu'il fallait un œil particulièrement attentif et aiguisé pour les distinguer. On commença à gommer la différence entre les reportages indépendants et les papiers payés par les annonceurs. Par exemple Vogue ne payait plus les voyages de ses journalistes à l'étranger : ils étaient subventionnés par les compagnies aériennes et tous ceux qui escomptaient des articles favorables. L'idée n'était pas d'économiser quelques milliers de dollars, mais de garantir aux annonceurs un environnement non seulement bienveillant, mais suffisamment corrompu pour qu'ils soient bien sûrs d'être servis.

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Conclusion

Si l'on met à part l'essor des petites maisons indépendantes, forcément limité, quels espoirs peut-on formuler pour l'édition dans les années à venir ? Le progrès, à mon sens, peut venir de trois directions différentes. La première est technologique. Tout a été dit sur l'importance d'Internet pour la diffusion de l'information, et la prolifération des sites Web donne le vertige : aux États-Unis seulement on pense qu'il en existe plus de 400 000 et ce chiffre augmente chaque jour. Tout individu peut créer le sien, tout auteur peut faire connaître son travail, tout journal peut se mettre à publier avec Fespoir de trouver quelque part dans le monde un public réceptif. Mais le nombre même des sites est à la fois un avantage et un inconvénient. Ceux qui utilisent régulièrement Internet savent qu'il est impossible de juger de la fiabilité ou des buts de la plupart d'entre eux. Un site d'apparence innocente peut servir de façade pour une entreprise publicitaire, sinon pour un groupuscule politique ou une secte de pervers racistes. Il peut s'agir aussi de divagations de gens bien intentionnés mais mal informés. À cet égard, on voit bien l'avantage d'avoir affaire à des éditeurs, qui sont somme toute des gens dont le métier est de faire une sélection, de choisir selon certains critères le matériel qu'ils vont publier. Par leur seul nom sur la couverture des livres, ils donnent au lecteur des assurances - ou des inquiétudes - sur la nature du contenu. D'un livre publié par une maison donnée ; on s'attend à ce qu'il respecte ou non certains critères, à ce qu'il ait telle ou telle orientation politique, à ce que son contenu soit ou non fiable, bref le nom de l'éditeur donne une certaine garantie. Le moins que l'on puisse dire des sites Web est qu'ils ne possèdent pas encore ce genre d'identité. Certes, nombre de maisons d'édition ont créé leur propre site. Mais trouver le bon chemin sur le Web reste d'une incontestable difficulté.

Un autre problème est celui des coûts, car les systèmes pour faire payer les lecteurs ne sont pas encore bien au point. Monter et faire fonctionner un site peut devenir une entreprise coûteuse. Pour les auteurs qui sont heureux de faire connaître gratuitement leur travail, ou pour les institutions publiques comme la bibliothèque du Congrès, le Web représente évidemment un énorme avantage. Mais pour ceux qui ont à payer les auteurs et la préparation du travail, la rémunération de la consultation reste une barrière importante. Il existe bien des procédés complexes qui permettent de faire payer chaque page lue. La consultation du Monde, par exemple, coûte aussi cher que l'achat du journal en kiosque. L'alternative actuelle est soit d'offrir gratuitement le matériel soit de monter un système très cher et compliqué pour faire payer la consultation du site.

Il n'en demeure pas moins que le Web aide les éditeurs à diffuser des informations et à fournir des bibliographies. Aux États-Unis, « Amazon.com » et « BarnesandNoble.com. » se livrent une grande bataille publicitaire pour persuader le public qu'ils donnent accès au plus grand nombre d'ouvrages, se flattant d'avoir plus de huit millions de titres disponibles. Bien qu'elles soient encore pleines d'erreurs, ces bibliographies sont d'un intérêt évident pour quiconque cherche à trouver un livre, et dans quelque temps les éditeurs pourront sans doute trouver quantité de lecteurs grâce à ces systèmes. L'aspect négatif est évidemment que les libraires seront court-circuités, et que les indépendants qui luttent pour survivre auront la vie de plus en plus difficile, face aux chaînes et à leurs concurrents on-line. D'autre part, les sites Web suivent déjà la politique des chaînes de librairies en faisant payer leur promotion. Un article récent du New York Times rapporte qu'Amazon demande de 5 000 à 10 000 dollars pour promouvoir un nouveau titre, en utilisant leurs listings pour faire de la publicité déguisée.

La seconde parade à l'emprise croissante des grands groupes est de nature politique. Nous avons vu qu'en Angleterre et aux États-Unis les conglomérats sont si puissants, contrôlent si bien les médias-clés, que les gouvernements ont peur d'utiliser les garde-fous représentés autrefois par les lois antitrust. Murdoch, par exemple, a obtenu des passe-droits dans les deux pays en promettant son soutien aux gouvernements successifs. En Angleterre, le gouvernement Thatcher l'a autorisé à acquérir le prestigieux Times de Londres, bien qu'il possédât d'autres titres dans la même ville, ce qui aurait dû empêcher cet achat. À New York, le même phénomène s'est produit avec le New York Post, qu'il n'aurait jamais dû pouvoir acheter car il possédait déjà une importante chaîne de télévision. De la part de gouvernements qui ont tout cédé à la pression des conglomérats, de ceux qui, comme Blair et Clinton, sont largement redevables de leur place aux monopoles qu'ils sont censés contrôler, il n'est pas très réa-liste de s'attendre à un sursaut de courage civique.

Peut-être la situation dans l'Union européenne permet-elle un peu plus d'optimisme. Par une décision récente, la Commission a bloqué la fusion de Reed Eisevier avec Walter Kleuwers, autre maison initialement néerlandaise, devenue un conglomérat inter- national tenant une part importante dans le domaine des ouvrages de référence et de l'industrie de l'information. Le judicieux motif de la décision était que cette fusion aurait donné naissance à une entité qui aurait
joui d'un quasi-monopole dans des secteurs-clés de l'information. Il n'est peut-être pas tout à fait naïf d'espérer que les gouvernements européens, conscients de la menace que les conglomérats font peser sur l'indépendance nationale dans le domaine de la culture, prendront des mesures pour freiner ces fusions-acquisitions, voire pour remettre en question celles qui ont déjà eu lieu.

La troisième voie consisterait à accroître l'aide publique à l'édition, dans le cadre général du soutien aux institutions culturelles. À l'heure qu'il est, presque tous les gouvernements européens ont un programme d'aide à la création cinématographique et un système de soutien aux chaînes de télévision culturelles. La plupart des bons films produits ces dernières années en Europe l'ont été grâce à la participation de chaînes de télévision publiques ou subventionnées. De nouvelles entités ont été créées, comme la chaîne franco-allemande Arte, dont le niveau est supérieur à tout ce qui se fait ailleurs dans le monde. On pourrait imaginer que la production de livres puisse un jour bénéficier d'un tel soutien. Il ne manque pas de structures qui permettraient de distribuer des aides à la publication, sous forme de subventions ou de bourses pour les auteurs1. Les éditeurs eux-mêmes pourraient être aidés sélectivement, sur les ouvrages ou dans les domaines voués à être déficitaires. De même il faudrait inverser la tendance actuelle à rogner sur les fonds d'achat des bibliothèques, et permettre à ces achats de retrouver leur rôle traditionnel de sou- tien des ouvrages de haut niveau1. Ce n'est pas ici le propos de faire la liste de tous les programmes culturels envisageables, mais les mécanismes en sont bien connus et peuvent, à faible frais, assurer la sur- vie du travail intellectuel dans un milieu hostile, organisé qu'il est par les règles du marché.

On pourrait s'attendre à ce que le climat politique européen, actuellement dominé par la social-démocratie au pouvoir dans quatorze pays, soit favorable à l'éclosion d'un tel débat. Pour l'instant il n'est pourtant apparu aucun indice dans ce sens. Il est certain qu'il existe des problèmes plus urgents et plus rentables électoralement que la défense de l'indépendance culturelle, même si ce souci existe davantage sur le continent que dans les pays anglo-saxons. Mais au fond, la première étape du débat devrait être la publication de livres étudiant sérieusement les problèmes de l'édition et proposant des solutions adaptées au cadre politique de chaque pays d'Europe. Espérons que ce qui reste d'éditeurs indépendants relèvera le défi pendant qu'il en est encore temps.

Parmi les événements les plus intéressants et les plus prometteurs de ces derniers temps, il faut faire une place spéciale à la collection Raisons d'Agir, lancée par Pierre Bourdieu qui a réussi le « coup » de trouver une solution à partir du problème qu'il analysait : en utilisant la télévision à partir du Collège de France pour lancer Sur la Télévision (que nous avons publié en Amérique), il tirait partie du médium même qu'il critiquait, montrant ainsi que des solutions alternatives efficaces sont possibles. On ne voit pas pourquoi d'autres ne suivraient pas cet exemple, qu'il s'agisse d'universités ou de nouveaux éditeurs. De tous les phénomènes récents dans le domaine en Europe, il s'agit certainement du succès le plus encourageant.

Pour faire face aux très graves problèmes du livre en cette fin de siècle, un groupe d'éditeurs à travers le monde, qui chercherait à cerner les vraies questions et à y apporter des réponses, pourrait jouer un rôle crucial. Si le terrain des idées est abandonné à ceux qui ne cherchent qu'à amuser ou à fournir des informations banalisées, le débat essentiel n'aura pas lieu. C'est ce silence-là qui s'est abattu sur la vie culturelle américaine. Espérons qu'en Europe la lutte contre la domination du marché et la recherche d'alternatives viables seront menées avec plus de détermination.

Il y a bientôt dix ans, avant la chute du mur de Berlin, j'étais à Moscou pour une conférence réunissant des historiens américains et soviétiques qui travaillaient ensemble à la façon de réécrire l'histoire de la guerre froide. Les débats se déroulaient de façon curieuse, car les participants russes avaient tendance à charger l'Union soviétique de tous les maux, et à disculper les États-Unis de toute responsabilité dans les conflits qui avaient agité le monde dans les quarante dernières années. Les Américains, plutôt de gauche dans l'ensemble, soutenaient des points de vue plus nuancés, cherchant à partager les responsabilités entre les deux camps et non à faire de l'Amérique l'innocente victime de Staline. La conférence se termina sur cette note ambiguë et je rentrai à mon hôtel à pied, à travers les parcs. Je regardais les jeunes gens qui se promenaient, qui sortaient leurs enfants dans ce week-end, et je remarquai que la plupart arboraient les pin's des marques américaines les plus connues : Nike, Mariboro, Coca-Cola, au lieu des insignes de Lénine et autres memorabilia soviétiques dont j'avais fait provision pour mes enfants. L'Ouest avait gagné la guerre idéologique, mais surtout la guerre de la consommation. La nouvelle génération russe, la suite des événements l'a confirmé, n'était que trop portée à imiter la société de consommation de l'Occident, qui les avait séduits bien davantage que les idéaux démocratiques. Les forces du marché l'avaient emporté, comme aujourd'hui dans toute l'Europe de l'est et en Chine. Elles triomphent maintenant plus qu'aucun des deux blocs par le passé, imposant leurs vues plus totalement que les anciennes machines de propagande. Nos villes sont bourrées de panneaux d'affichage, la publicité domine la radio et la télévision, le cinéma est un mode chaque jour plus efficace de diffusion de l'idéologie de la consommation. La machine internationale de persuasion commerciale est plus puissante que tout ce qu'on aurait pu imaginer il y a quelques années.

La bataille se déroule également sur le terrain du livre, qui devient peu à peu un simple appendice de l'empire des médias, offrant du divertissement léger, de vieilles idées, et l'assurance que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourquoi diable ceux qui possèdent des machines si profitables dans le cinéma et la télévision accepteraient-ils de faire, à
moindre bénéfice, des livres susceptibles de faire réfléchir autrement, de faire surgir des difficultés ? Pourquoi même permettraient-ils à de tels livres d'exister ? On l'a vu avec les exemples anglais et américains cités plus haut : la publication d'un livre qui ne va pas dans le sens du profit immédiat n'est pratiquement plus possible dans les grands groupes. Le contrôle de la diffusion de la pensée dans les sociétés démocratiques a atteint un degré que personne n'aurait pu entrevoir. Le débat public, la discussion ouverte, qui font partie intégrante de l'idéal démocratique, entrent en conflit avec la nécessité impérieuse et croissante de profit. Ce qui se forme en Occident, c'est l'équivalent du samizdat de l'ère soviétique. Bien sûr, les quelques éditeurs indépendants ne risquent pas la prison ni l'exil. On leur laisse le droit de chercher les rares failles qui persistent dans l'armure du marché, et de persuader qui ils veulent, avec leurs petits tirages et leur diffusion restreinte.

La bataille n'est pourtant pas complètement perdue. Si la situation dans les pays anglo-saxons est aussi désastreuse que je l'ai décrite, l'affaire n'est pas réglée en Europe, où certaines forces archaïques com- me le nationalisme et l'esprit de clocher, si éloignées qu'elles soient de l'idéal démocratique, peuvent être d'utiles alliées. Dans les décisions de la Commission européenne, dans les débats parlementaires, dans les conférences éditoriales de chaque maison d'édition, mais par-dessus tout dans l'esprit de la population, le combat continue. Pour nous qui, de l'extérieur, observons la situation, le résultat est de la plus grande importance car les enjeux nous concernent tous.