Diane & Actéon [papiers peints]

Après une lecture de 

Si rien avait une forme ce serait cela
de Annie Le Brun
(Gallimard 2010 )

Je peins des chiens, des Actéons transformés, des Dianes impossibles... Tout ça est loin d'être fini.
 




(...) Seulement, dès lors qu'il est vu, Actéon devient regardeur regardé en même temps que chasser-chassé et, qui plus est, chasseur que l'on chasse de l'autre côté de la frontière censée séparer l'humain de l'animal. Car, d'être ainsi pris par le regard des autres, Actéon non seulement perd sa propre maîtrise du champ visuel, mais se trouve aussitôt condamné à une sauvagerie qu'il incombe à la civilisation de contenir dans le cadre de ses représentations. (...)

(...) Ce qu'il [Ocatvio Paz] va lui-même faire disparaître jusqu'à l'effacement définitif, ce sont les chiens d'Actéon.
Oui, ces chiens qui importent tant dans la course éperdue du « grand chasseur », ces chiens que celui-ci n'a en réalité jamais véritablement maîtrisés et qui, une fois la nudité de Diane entrevue, lui échappent complètement. Ces chiens, dont l'animalité incontrôlée va se retourner contre la sienne, dès lors que Diane, lui lançant de l'eau pour l'aveugler, le change en cerf. Il se peut qu'Octavio Paz ait été entraîné par le propos de Duchamp qui, ici comme ailleurs, semble avoir délibérément négligé non seulement les chiens mais ce qui ressortit à l'animalité. Et cela, quand bien même aura-t-il été un des très rares d'entre ses contemporains à s'être référé, consciemment ou non, à cette scène de l'Antiquité, dont la dynamique est entièrement commandée par une animalité inédite, qu'il s'agisse de la course des chiens mais aussi de la métamorphose d'Actéon, telles deux occurrences animales se liant dans la même causalité obscure.
Aussi, pourquoi a-t-elle disparu de l'horizon de la modernité cette tumultueuse meute des trenle-trois chiens dont Ovide fait la liste détaillée ? Ces trente-trois chiens, impétueux, féroces, écumants, « avides de curée » qui, en un instant, ne reconnaissent plus ni n'entendent plus leur maître. Devant eux, il n'est plus qu'une proie à traquer, attaquer, déchirer, dépecer.
Voilà même que, « dressés autour de lui, museaux fouissant son corps » jusqu'à ce qu'ils n'aient « plus rien à mordre". (...)


(...) Soit que les chiens aient nettoyé le paysage, et c'est la perspective classique telle que l'Antiquité l'a ouverte ; soit que le paysage se trouve nettoyé de tout chien, et c'est la perspective essentialiste voire esthétique ; Ou enfin soit que, faute d'avoir été requis à un tout autre emploi comme Giordano Bruno réussit à le faire dans les Fureurs héroïques, les chiens restent rôder dans les parages, et leur irruption aura été à l'origine de grandes crises de la représentation comme de l'esprit parmi lesquelles sont à compter aussi bien celle fomentée par les écrits d'Isidore Ducasse que celle déclenchée par la réflexion de Freud. (...)

(...) Et c'est sans do ute d'abord contre la littérature toute entière et ces « larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables" que Ducasse aura fait revenir dès le premier des Chants de Maldoror les chiens, les chiens qui, « rendus furieux » à entendre les gémissements du vent, « brisent leurs chaînes, s'échappent des fermes lointaines ", pour courir « dans la campagne, en proie à la folie ». S'arrêtent-ils qu'aussitôt ils « se mettent à aboyer [ ... ] contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l'est, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l'ouest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l'obscurité; contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine, rouge, brûlant".
Ironie terrible, il n'est plus rien contre quoi n'aboient, le silence, les serpents ... , et même « leurs propres aboiements, qui leur font peur à eux-même". Et ils continuent d'aboyer encore et encore, « contre le bruit sourd des vagues ; contre les grands poissons qui, nageant, montrent leur dos noir, puis s'enfoncent dans l'abîme » et enfin « contre l'homme qui les rend esclaves". Jusqu'à ce que Lautréamont en arrive à cette recommandation des plus utiles qu'« un jour, avec des yeux vitreux », sa mère lui aurait faite : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font : ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains à la figure pâle et longue. »
Cette « soif insatiable de l'infini », c'est elle qui nous entraîne au plus profond de l'obscurité là où Ducasse non seulement rêve « la transformation physique de l'homme" mais dénude « nos réactions fondamentales de dragon, d'aigle, de squale, de scorpion », comme l'a si bien vu Aimé Césaire, retrouvant au plus près du « merveilleux de la révolte » quel lien originel avec l'animalité rend la métamorphose « belle comme un décret d'expropriation ». Car il aura suffi que les chiens « se mettent de nouveau à courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes, par-dessus les fossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées », pour ouvrir la voie aux bêtes qui n'ont jamais connu de maîtres, aux bêtes nées d'une inimaginable sauvagerie mentale, aux bêtes que rien ne peut empêcher de prendre des proportions monstrueuses.
Du bouledogue violeur de la « petite vagabonde » au poulpe « au regard de soie ». de la « femelle du requin aux dents si fortes" au crapaud « monarque des étangs et des marécages », du scarabée « pas de beaucoup plus grand qu'une vache » au crabe tourteau « monté sur un cheval fougueux », du pou tout-puissant « fils de la saleté » aux « oiseaux de proie » qui arrivent en " nuage perpétuel des quatre coins de l'horizon » ... , jamais encore la vie n'était revenue demander compte à l'esprit à travers cette animalité intraitable, dotée du pouvoir de s'en prendre à tout, de dévaster le monde extérieur comme de dépecer le monde intérieur.
Car cette « animalité conquémnte et avide, toujours prête à étendre symboliquement sa griffe » - privilège gardé par ceux qui ne s'accommoderont jamais de « l'injure sans pardon faite à l'enfance » — est investie d'un pouvoir de transsubstantiation, autorisant toutes les possibilités d'irruption d'un règne à l'autre, d'un ordre à l'autre. C'est très exactement là que la métamorphose, à l'origine de la mise à mort d'Actéon, se retourne en principe de dévastation contre tout ce qui aura eu la naïveté de ne pas en voir la continuelle tentation attachée au cœur de l'homme. (...)
(...) Pourtant, on aura pu compter ceux qui, comme Robert Lebel, ami de Duchamp, acceptèrent ce versement de perspective et la violence dont il était porteur. Ainsi Octavio Paz se sera efforcé de ne reconnaître aucune rupture entre Le Grand verre et Étant donnés: 1°) la chute d'eau 2°) le gaz d'éclairage, jusqu'à inscrire dans le prolongement de la tradition courtoise l'énigme en trois dimensions que Duchamp laissait derrière lui.
À savoir, une porte vermoulue dans laquelle deux trous à hauteur des yeux permettent de regarder, grandeur nature, gainé de peau de porc, sexe béant, un corps de femme dénudée, renversée dans un paysage d'arrière-saison, réalisé comme un diorama aménagé en peep show.
De sorte que devait se faire voyeur qui voulait voir, de l'amateur d'art contraint de se décharger de son inutile culture au simple regardeur obligé de se départir de sa neutralité critique.
Et quand bien même la posture et le réalisme du moulage n'étaient-ils pas sans faire penser au scandaleux tableau de Courbet, nous étions aux antipodes de L'Origine du Monde, plutôt devant la fin d'un monde. Puisque là était donné à voir ce qui nous empêche de voir, aussi bien l'immatérialité mise à nu que l'illusion de toute mise à nu, dont le scabreux faisait ici fonction d'ultime écran pour retarder de voir le noir, que Duchamp aurait voulu ne pas voir. Et qu'il montrait néanmoins dans ce qui pouvait passer pour une sinistre parodie de tous les " Bains de Diane » mais renvoyait plutôt à une sorte de dévastation venue des profondeurs.
Là encore, Robert Lebel aura été sans doute le seul à oser le dire : « La vision que beaucoup pourraient croire "naturelle" acquiert un fumet d'équivoque clandestine et frappe de plein fouet le regard non prévenu qui vient s'y soumettre. » Mais plus encore quand il évoque 1'« insoutenable malaise » émanant de ce dernier assemblage jusqu'à avancer : « On se convainc aisément que l'auteur d'un tel ouvrage doit nécessairement disparaître car il en sait trop. »
Devant quoi, pour n'avoir pas compris ou pour ne pas avoir voulu comprendre ou même pour ne pas sembler ne pas avoir compris, les uns et les autres n'ont su dire que banalités culturelles qui toutes tournaient à la dénégation.
Dénégation de ce que Duchamp montrait là et qui était la dévastation à laquelle nous affrontait la fin du xxe siècle. Dévastation définitive du monde jusqu'alors réaffirmé dans chaque « Bain de Diane », où l'objet du désir vivait du regard qui le désirait. Ici, l'objet du désir n'ayant plus de regard, Duchamp nous faisait voir ce que le monde nous laissait voir de nous-mêmes, mis au pied du mur. Car derrière cette porte vermoulue, mais manifestement réparée à plusieurs reprises pour assurer sa fermeture, ne restait que l'inanimé du corps, l'inanité du décor et le tout comme plongé par effraction dans une criminalité diffuse. (...)

Liste des chiens d'Actéon
(http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met03/M03-001-252.html)

1/Mélampus
2/Ichnobates, le Gnosien
3/Mélampus, de race spartiate
4/Pamphagos et 5/Dorcée et 6/Oribasos, tous venus d'Arcadie,
le vaillant 7/Nébrophonos
le farouche 8/Théron
9/Lélaps
10/Ptérélas efficace à la course
11/Agré au flair très utile
le fougueux 12/Hylée récemment blessé par un sanglier
la chienne 13/Napé, née d'un loup
14/Péménis, qui avait suivi des troupeaux
15/Harpyia, accompagnée de 16-17/deux chiots,
18/Ladon de Sicyone avec son ventre maigre
19/Dromas
20/Canaché
21/Sticté
22/Tigris
23/Alcé
24/Leucon et son poil de neige
25/Asbolus à la robe noire
le très vigoureux 26/Lacon
27/Aello, courageux coursier
28/Thoüs la véloce 
29/Cyprio avec son frère 30/Lyciscé
distingué par une tache noire au milieu de son front blanc, 31/Harpalos
32/Mélanée
la chienne 33/Lachné au corps hirsute
nés d'un père de Dicté mais d'une mère de Laconie, 34/Labros et 35/Agriodos
36/Hylactor à la voix perçante

37/Mélanchétès porta à son dos les premières blessures
38/Thérodamas, les suivantes
39/Orésitrophos s'acharna sur son épaule